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Artistes dans la Diaspora - Art Africain 2016

A profile

Par Osei G. Kofi

« Je bataillais avec cette idée, que peut-être la raison pour laquelle j’étais dans cette situation était que je m’étais transformée en quelque chose qui n’avait pas sa place. Je n’étais pas à ma place chez moi, je n’étais pas à ma place ici. Je n’existais pas, ou même je ne devais pas exister, d’une manière étrange. Comme si j’étais partie et que j’avais grandi toute seule, comme ces créatures qui pullulent à Madagascar et qui sont de telles anomalies. Je pense que ce pays, ces nations, sont affligées de quelque-chose difficile à définir. Et en fait, c’est probablement pour ça que nous créons des frontières si massives, parce que la frontière entre leur début et leur fin est tellement floue. Ces démarcations conservatrices de la nation, de l’État et de la culture vont bientôt devenir archaïques. Nous devons redéfinir ce que nous voulons dire quand nous disons ‘Qui est votre peuple ?’ ‘D’où venez-vous ?’ »

Si vous pensez que les quelque 130 mots cités ci-dessus et les sentiments qu’ils expriment sont ceux d’un philosophe des temps modernes ou d’un spécialiste des sciences sociales, vous avez tort. Ou peut-être pas tant que ça. Eurêka – voici l’artiste de renommée mondiale Wangechi Mutu! Elle parlait à un écrivain de New York, venu interviewer cette émigrée née au Kenya, à la veille de son exposition révolutionnaire au Brooklyn Museum, en juin 2013.

Wangechi parle peu en public. Mais lorsqu’elle le fait, comme ici, elle met son âme à nu, partageant de manière poignante les défis qui assaillent cette nomade, qui n’appartient à nulle part et peut se couler partout, devant composer avec cette constante bifurcation comme une réalité de sa vie quotidienne. C’est une fille de la Mère Afrique, fécondée par les terres rouges du Kikuyuland, à l’ombre du majestueux mont Kenya. Appelée par la déesse Diaspora, Wangechi exerce son métier loin de chez elle. Vous avez dit ‘chez elle’ ? Mais où est-ce chez elle ? Nairobi, où elle est née en 1972 ? L’Amérique, sur les rives de laquelle elle a décidé de débarquer à la recherche de la toison d’or, peu après avoir terminé ses études secondaires au couvent Loreto de Msongari, l’un des meilleurs établissements d’enseignement secondaire du Kenya ? Sa quête d’affiner ses talents naturels loin de chez elle s’accompagna d’une soif d’expertise technique. Par la suite, elle entreprit des études au United World College of the Atlantic, au pays de Galles. À la prestigieuse Parsons School of Art and Design, à New York. À l’historique Cooper Union for the Advancement of the Arts and Science, New York. Le tout couronné par un Master’s en sculpture obtenu de l’Ivy League Yale, s’il vous plaît.
Wangechi est sans doute la plus cérébrale et la plus prolifique parmi la douzaine d’artistes diasporiques de premier plan qui séduisent visiteurs des musées et collectionneurs. À ses débuts, lorsqu’elle fit irruption sur la scène artistique, elle porta le grotesque à un niveau qui aurait fait rougir Bosch et Arcimboldo. Elle cisaillait des images et des textes trouvés au hasard de magazines anthropologiques, ethnographiques et médicaux, les épiçait et les pimentait avec des pierres précieuses ou des détritus de la haute couture ou du porno, greffait le tout sur du papier et plus tard sur du mylar, dans des collages si personnels qu’ils stupéfiaient les spectateurs de la première heure. Un véritable état de choc et de stupeur ! Les œuvres de Wangechi prennent à la gorge par leur caractère disparate, faisant se côtoyer ordre et chaos, beauté et horreurs. Elles semblent émerger de nos cauchemars, ou de nos rêves érotiques, avec un aplomb surréaliste et un flair digne d’un Dali.
Fidèle à l’air du temps, Wangechi s’est tournée vers la sculpture, l’installation et la vidéo, ce qui lui permet de mieux explorer ses préoccupations les plus ardentes : les signifiants culturels et l’identité africaine, la politique et les atrocités de la guerre, la chirurgie plastique et la politique du corps, les droits des homosexuels et des lesbiennes, etc.
La nature grotesque des débuts a permis à Wangechi de se faire remarquer Okwui Enwezor, éminent représentant des courtiers les plus influents dans le monde en matière d’art contemporain, l’a prise sous son aile alors qu’elle n’avait pas terminé ses études universitaires, l’incluant dans la Biennale de Johannesburg de 1997 dont il était le commissaire. Enwezor l’a de nouveau sélectionnée pour le prix inaugural de l’artiste de l’année de la Deutsche Bank en 2000, qu’elle a remporté avec une exposition au musée Guggenheim de Berlin.
« Ce qui rend Wangechi si intéressante, c’est l’exploration constante de son processus, de ses propres idées et qu’elle franchisse les limites de ce processus », a déclaré Enwezor lors du déjeuner de remise du prix à New York. Directeur artistique de la 56e Biennale de Venise en 2015, Enwezor a donné à Wangechi un espace de choix dans le très convoité Giardini où elle a présenté une vitrine de trois pièces : la sculpture d’une sirène de bronze encagée, à plusieurs cornes, She’s Got the Whole World ; une peinture collage Forbidden Fruit Picker ; et une vidéo The End of Carrying It All, visuel apocalyptique d’une figure de Sisyphe luttant contre les éléments dans un vaste paysage balayé par le vent.
Après des années d’attente d’une interview, j’ai finalement rencontré la diva autour de son installation magistrale aux Giardini. Elle était entourée d’une ribambelle de groupies. La cohue autour d’elle était telle que tout ce que j’ai obtenu fut d’être recruté comme figurant dans la séance de photos de mode dont elle était la vedette. Pas le temps de parler hormis de partager son « admiration et sa gratitude » pour Enwezor. L’année précédente, en 2014, un autre moteur et agitateur de la diaspora, Simon Njami, connu pour Africa Remix, a inclus Wangechi dans un groupe d’artistes sélectionnés pour une mise en œuvre artistique de l’œuvre de Dante, « The Divine Comedy. Heaven, hell, purgatory revisited by African Contemporary Artists », dont Njami était le commissaire au Musée d’art moderne de Francfort. En avril, l’exposition, qui connut un succès retentissant, fut présentée au National Museum of African Art de Washington DC, pour une durée de quatre mois. Le collage de Wangechi, « The Storm Has Finally Made It Out of Me, Alhamdulillah », représentant une créature mystique avec une explosion jaillissant de son abdomen, a été placé en enfer parmi d’autres œuvres.
Dans l’une de ses œuvres sculpturales les plus récentes, Second Dreamer, Wangechi s’inspire ouvertement de la Muse endormie de Brancusi (1910), que le Franco Roumain avait empruntée aux masques totémiques africains. Ainsi passe-t-on de l’Afrique à l’Europe, et de l’Amérique à l’Afrique ! Sans oublier sa « Femme de l’eau », sculpture d’ébène noir brillant, de Nguva ; ou Mami Water du folklore africain, représentée comme une nubile avec une affriolante paire de seins et un bas de corps en forme de poisson visqueux ; clin d’œil aux millénaires de mythologie des sirènes, que l’on retrouve également sur les tasses à café de Starbucks. Wangechi a été citée comme utilisant « l’esthétique du rejet et de la misère pour explorer l’espoir ou le sublime ». Les titres de ses œuvres constituent un monde en soi, tranchant, à résonance immédiate, avec des significations profondes et cachées – jamais superficiels, comme c’est le cas de beaucoup de ses pairs. Ils jaillissent de la source de sa créativité, incarnant un pathos exaltant, sombrant rarement dans le bathos. Exemple : Riding Death in My Sleep, 2002, Misguided Little Unforgivable Hierarchies, 2005, The Bride Who Married a Camel’s Head, 2009, The End of eating Everything, 2013, Hundred lavish months of bushwhack et Intertwined, l’un de mes préférés : il montre deux demoiselles, peu vêtues, aux seins petits et aux têtes de chiens de chasse, se rongeant mutuellement la langue. Wangechi aime-t-elle les femmes aux petits seins ?
En 17 ans, depuis l’université, les expositions et les prix de Wangechi feraient l’envie d’artistes plus âgé(e)s ayant des décennies de pratique. Quelqu’un a récemment décrit son art comme « une façon de voir le monde à travers les yeux d’un chaman ». Eh bien, le fait est que c’est Wangechi le chaman.
De 2006 à 2016, sur ses 20 expositions personnelles, 70 % ont eu lieu dans des musées et des institutions publiques, et 30 % dans des galeries privées. Sur ses 155 expositions collectives, 86 % ont eu lieu dans des musées et des institutions publiques, et 14 % dans des galeries.
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Par Osei G. Kofi

L’art se doit d’être amusant. Et aussi faire passer un message. Quel artiste contemporain incarne le mieux cette dualité peu commune ? Yinka Shonibare, MBE. Il est amusant. Il est espiègle. Jamais ennuyeux. Il brise les frontières. Il évoque toujours quelque-chose de profond. Enfin, presque toujours. De grosses doses d’humour sauvent Shonibare de la monotonie. Lorsque la quasi-totalité de l’œuvre d’un artiste tourne autour de mannequins en fibre de verre et de gravures en cire, il faut être super talentueux pour y parvenir – et Shonibare s’en tire comme un véritable maestro.
Cet artiste d’une cinquantaine d’années, né à Londres et de parents nigérians, utilise son travail pour explorer les faiblesses humaines, les identités culturelles, la race et la classe, le colonialisme et le post-colonialisme, ainsi que l’enchevêtrement des relations entre Afrique et Europe – et le zeitgeist actuel, la mondialisation. Shonibare fait tout cela, souvent avec une autodérision et des dénigrements qui masquent la profondeur des sujets et des messages qu’ils véhiculent. Si la sculpture est son activité principale, Shonibare s’est récemment lancé dans la peinture, la photographie, le cinéma et la performance.
Les gravures de coton ciré aux couleurs vives, produites pour la première fois en Indonésie par les Hollandais, sont emblématiques de son art. Ses supports de prédilection sont des mannequins sans tête, en résine ou en fibre de verre, portant les imprimés colorés que les Hollandais exportèrent en Afrique de l’Ouest au début du siècle dernier. Cette mode a explosé dans ce climat chaud et humide. Dans les années 1950 et au début des années d’indépendance, le tissu, comme le kente, était devenu un signe de fierté africaine, notamment au Ghana, en Côte d’Ivoire, au Togo et au Bénin.
Shonibare réalise des pièces uniques de ses créations sculpturales. Il lui arrive de réaliser des variations d’une œuvre particulière, comme la Butterfly Girl et sa série de girouettes. Cette dernière a suscité le plus d’intérêt à l’international, ces derniers temps. Après ses débuts en 2013 au Yorkshire Sculpture Park, il reçut des commandes des États-Unis et de l’Allemagne. En décembre 2016, la dernière girouette, Wind Sculpture VII, a été érigée devant le nouveau musée national d’art africain du Smithsonian à Washington DC, la première sculpture à être honorée sur ce site de choix. Shonibare était un partisan de l’art de l’installation bien avant que ce genre ne devienne banal et, dans les mains de praticiens sans talent, ait viré en gadgets d’un véritable ennui.
Sa première exposition solo eut lieu en 1989 à la Byam Shaw Gallery de Londres. Il a fait irruption sur la scène internationale en 2002, avec une installation intitulée « Gallantry and Criminal Conversation », commandée par Okwui Enwezor pour la Documenta XI de Kassel. C’est une représentation humoristique de Victoriens en goguette qui font des bêtises tout en faisant semblant de discutent sérieusement d’affaires importantes. Un an plus tard, Shonibare nous a donné Scramble For Africa, 14 mannequins grandeur nature habillés en costumes du XIXe siècle, des empreintes de cire autour d’une table quelque part en Europe, découpant l’Afrique en propriétés immobilières exclusives. Mesurant 132 x 488 x 280 cm, l’installation était le récit le plus évocateur de l’Anglo-Nigérian sur les Africains. Son œuvre la plus emblématique est sans doute How To Blow-Up Two Heads At Once, 2006. Deux mannequins masculins en bottes d’équitation de cuir, chacun avec un pistolet pointé sur la tête – inexistante – de l’autre. Difficile de dire qui a gagné le duel. Il existe également une version féminine.
Puisqu’on en est à parler d’art épistémique, Nelson’s Ship in a bottle fut l’œuvre la plus complexe et techniquement difficile de Shonibare. Le support se composait d’une bouteille en verre spécialement soufflée ; de liège ; de bois ; de laiton ; de textiles ; d’acrylique ; sous un éclairage LED et d’un système de ventilation. D’une dimension de 300 x 535 x 250 cm et contenant une maquette à l’échelle 1:30 du navire de guerre HMS Victory d’Horatio Nelson, la bouteille a été moulée par des spécialistes de l’aquarium à Rome. Commandée par la Greater London Authority (Mairie de Londres) pour le quatrième socle de Trafalgar Square, l’œuvre commémore la bataille de Trafalgar, le combat naval mené en 1805 par la Royal Navy contre les flottes combinées des marines française et espagnole lors des guerres napoléoniennes, au cours de laquelle Nelson coula 27 navires franco-espagnols sans perdre un seul bâtiment britannique.
Pour Shonibare, qui se décrit comme un hybride « post-colonial », l’œuvre reflète la relation entre la naissance de l’Empire britannique et le contexte multiculturel de la Grande-Bretagne moderne. « C’est une célébration de l’immense richesse ethnique de Londres, donnant expression et rendant hommage aux nombreuses cultures et ethnies qui font encore souffler un vent précieux dans les voiles du Royaume-Uni », a-t-il déclaré. L’installation, exposée de mai 2010 à janvier 2012, a suscité une telle admiration qu’à la fin de son règne à Trafalgar Square, le UK Art Fund a lancé une collecte de fonds pour l’acheter et la réinstaller au National Maritime Museum de Greenwich, qui est désormais son lieu de résidence permanent.
Le père, avocat, de Shonibare ramèna sa famille au Nigeria lorsque le futur artiste avait à peine trois ans. À 17 ans, il retourne en Grande-Bretagne pour passer son baccalauréat à la Redrice School et étudier les beaux-arts, d’abord à la Byam School of Art, appelée aujourd’hui Central Saint Martin’s College, puis au Goldsmiths College, où il obtint son MFA. À 18 ans, Shonibare contracta une myélite transverse, inflammation de la moelle épinière. Cette maladie lui valut un handicap physique qui paralyse tout un côté de son corps. Il se déplace en fauteuil roulant électrique et a des assistants qui réalisent les œuvres sous sa direction.
En 2004, Shonibare fut présélectionné pour le Turner Prize. Il ne l’a pas remporté mais, dans un sondage réalisé sur le site de la BBC, 64 % des votants ont désigné son œuvre comme leur préférée parmi les quatre présélectionnées. Fait révélateur, il reçut cette année-là un MBE (haute distinction honorifique britannique). Puis obtint un doctorat honorifique en beaux-arts du Royal College of Art, en 2010. Il fut élu académicien royal par la Royal Academy of Arts en 2013. Une consécration au Royaume-Uni.
De 2006 à 2016, sur les 45 expositions personnelles de Shonibare, 31 % ont eu lieu dans des musées et des institutions publiques, 69 % dans des galeries privées. Sur ses 160 expositions collectives, 92% étaient installées dans des musées et des institutions publiques, et 8% dans des galeries.
Seyni Awa Camara (b. c. 1945) Grands genoux,2008 terracotta Height 115 cm court. private collection

Seyni Awa Camara (née vers 1945)
Grands genoux, 2008. Terracotta
Hauteur : 115 cm.
Courtesy collection privée