L’engament de la diaspora
Pour inaugurer son nouvel espace à Los Angeles, le galeriste David Zwirner a invité l’artiste Njideka Akunyili Crosby à présenter une exposition de grands tableaux figuratifs. “Back to See Through, Again”, du 23 mai au 29 juillet, est la première expo à la galerie de cette artiste d’origine nigériane basée en Californie.
Njideka Akunyili Crosby a vécu au Nigéria jusqu’à l’âge de 16 ans avant de s’installer aux Etats-Unis, où elle a obtenu un Master à la prestigieuse université de Yale. Dans sa pratique d’artiste peintre, elle puise beaucoup dans son identité diasporique. Ses compositions entremêlent des représentations de personnes et de lieux avec des transferts photographiques issus de ses propres albums photo de famille et de magazines de mode nigérians. Le résultat : des tableaux vivement colorés et densément créés avec plusieurs couches de média. L’exposition à la galerie de David Zwirner a lieu six mois après qu’un record a été établi lorsque son oeuvre, « The Beautyful Ones » (2012), d’une jeune fille en robe blanche debout sous un porche, a été vendue aux enchères de Christie’s New York pour $4.7 millions.
Les artistes de la diaspora contribuent à propulser l’intérêt international pour la scène artistique nigériane. L’art, la mode, le cinéma et la musique ont longtemps coexisté et prospéré en tant qu’industries créatives à Lagos, le centre économique de l’Afrique de l’Ouest et la capitale commerciale du Nigeria (sa capitale politique étant Abuja). Aujourd’hui, des artistes de la diaspora se joignent aux entrepreneurs locaux, des collectionneurs et des artistes se sont récemment réinstallés dans la mégalopole pour renforcer l’écosystème artistique.
Les acteurs locaux consolident l’écosystème
L’artiste anglo-nigérian Yinka Shonibare, connu pour ses sculptures figuratives sans tête avec des habits composés de wax imprimés aux Pays-Bas, a fondé une résidence d’artistes au Nigeria en 2022. Guest Artists Space Foundation (GAS) propose des résidences à Lagos ainsi que dans une ferme à Ijebu, au nord-est de Lagos. Cette initiative fait suite à Guest Projects Londres, qui invite les artistes à exposer dans l’atelier londonien de Yinka Shonibare.
Au mois de mai, le GAS a lancé un partenariat avec le Centre d’Art Contemporain (CCA) de Lagos pour proposer les courtes résidences à trois praticiens : la commissaire d’exposition Rosie Olang’ Odhiambo, basée à Nairobi, l’artiste-chercheuse finlandaise Meri Linna, et l’artiste pluridisciplinaire québécoise, Alison Naturale.
« Je pense que l’avenir ne peut que être brillant pour les artistes de cette partie du monde, surtout à une époque où l’art africain prend de l’ampleur à l’échelle internationale, » a dit Yinka Shonibare pendant une interview avec CNN. A cet effet, l’artiste a participé à une conversation sur les espaces dirigés par des artistes sur le continent africain à la foire Art Basel le 15 juin.
Les galeristes internationaux dynamisent également la scène locale. L’année dernière, Maria Varnava, qui a fondé Tiwani Contemporary à Londres en 2011, a ouvert un deuxième espace à Lagos. Cette galeriste chypriote grecque a grandi au Nigeria où son père a une entreprise de construction. Après avoir travaillé chez Christie’s, sa passion pour l’Afrique l’a menée à faire un Masters en études africaines à SOAS, l’école des études orientales et africaines à Londres. Pendant cette période, elle a décidé d’établir une galerie pour représenter des artistes internationaux. C’était Bisi Silva, curatrice et fondatrice du CCA, à qui Maria Varnava a rendu visite dans son bureau à Lagos, qui l’a encouragée à monter ce projet. Le nom de la galerie, Tiwani, signifie « la nôtre » ou « elle nous appartient » en langue yoruba.
Bisi Silva a joué un rôle central dans l’écosystème artistique de Lagos, avant de mourir d’un cancer en 2019. Titulaire d’un Masters dans le commissariat d’exposition au Royal College of Art de Londres, Silva a inauguré le CCA, un espace à but non lucratif, en 2007. Trois ans plus tard, le CCA a lancé Àsìkò, un programme innovant d’ateliers annuels avec l’objectif de combler une lacune dans le système éducatif au Nigéria.
Le directeur artistique du CCA, Oyindamola Fakeye, a déploré dans une interview avec Art Review qu’il y ait un « problème systémique concernant l’accès au financement, les goulots d’étranglement administratifs et la bureaucratie dans l’ensemble de l’éducation » au Nigeria.
Afin de lever des fonds pour acheter le bâtiment occupé par le CCA depuis sa création, le centre d’art s’est associé à Sotheby’s en mars 2022 pour une vente aux enchères caritative. De nombreux artistes tels que Yinka Shonibare, l’artiste ghanéen El Anatsui (qui siège au conseil d’administration du CCA), l’artiste afro-américain Kehinde Wiley et le Malien Abdoulaye Konaté ont fait don de 130 œuvres. La vente aux enchères a généré £3.8 million ($5 millions) – une somme importante pour aider le CCA à acquérir son bâtiment.
Le musée d’art Yemisi Shyllon (YSMA), qui a ouvert ses portes en 2019 à l’Université pan-atlantique (PAU) sur la péninsule de Lekki à l’est de Lagos, contribue également à la scène artistique au Nigeria. Yemsi Shyllon est un prince Yoruba. Il souhaite exposer les œuvres les plus fortes de sa collection de 7 000 pièces, allant des sculptures sur bois aux tableaux de l’artiste moderne nigérian Ben Enwonwuo (1917-1994).
La création de l’YSMA fait partie d’une vague de musées africains financés par des investissements privés et étrangers. Le manque d’institutions publiques et d’infrastructures au Nigeria, à l’exception du Musée National Nigérian (fondé en 1957 par l’archéologue anglais Kenneth Murray), rend cet initiative encore plus importante.
Ce qui est remarquable dans la croissance de la scène artistique nigériane, c’est aussi le succès de certains de ses artistes modernes. Le tableau « Tutu » de Ben Enwonwu (1974), surnommée la Joconde africaine, s’est vendu £1.2 million (US 1.6 million) chez Bonhams en 2018. Ce portrait de la princesse Ife Adetutu Ademiluyi (surnommée Tutu) a été acquis par un collectionneur nigérian. Enwonwu a peint trois versions de « Tutu », la localisation des deux autres est inconnue.
Les artistes modernes battent des records de ventes
Au mois de novembre dernier, « Tutu » a suscité l’engouement des visiteurs lors de sa présentation à Art X Lagos, la foire fondée par Tokini Peterside-Schwebig en 2016. C’était la première fois où le tableau était exposé à Lagos depuis 1975 – l’année où elle fut montrée à l’ambassade italien.
Pendant quatre décennies, le tableau avait disparu du marché. Il a été redécouvert dans un appartement londonien, ayant été accroché au mur pendant plus de trente ans. Le romancier Ben Okri, d’origine nigériane, a écrit dans le magazine de Bonhams, qu’il s’agissait de « la découverte la plus importante de l’art africain contemporain depuis plus de cinquante ans. C’est le seul ‘Tutu’ authentique, l’équivalent d’une découverte archéologique rare. »
Yusuf Grillo (1934-2021) est un autre artiste moderne très demandé aujourd’hui. Son tableau, « The Seventh Knot », a dépassé son estimation de £150,000-£200,000 pour atteindre £403,500 (493,457 USD) dans une vente aux enchères chez Bonhams au mois de mars dernier. Ce tableau est un bel exemple de comment Yusuf Grillo mélange la géométrie, les techniques formelles et l’organisation spatiale des couleurs. Le tableau représente une figure féminine ,aux teintes bleutées portant une chemise violette avec les plis dynamiques, qui lève ses bras pour fixer sa coiffe. Les plans diagonaux rappellent le cubisme et « Les Demoiselles d’Avignon » (1907) de Picasso, qui s’inspirait lui-même de la sculpture africaine.
« The Seventh Knot » boucle la boucle de cette transmission culturelle et incarne la « synthèse naturelle » – un terme inventé par l’artiste et poète Uche Okeke (1933-2016) – pour exprimer comment les artistes nigérians devraient synthétiser leur éducation influencée par l’Occident avec leur propre culture.
Yusef Grillo était un membre clé d’un collectif qui s’appelait la Zaria Art Society. La conviction des fondateurs était de fusionner les traditions autochtones avec les techniques issues de leur formation pendant l’époque coloniale. La présence prédominante de la couleur bleu dans les tableaux de Yusef Grillo est un rappel à la technique de teinture par nœuds, adire, dans la fabrication de tissus.
L’artiste Bruce Onabrakpeya, un autre membre du collectif, a honoré la technique adire dans son tableau « Zaria Indigo » (1962) d’un teinturier devant les collines Kufena, une formation rocheuse orange et jaune. Un clin d’oeil à la période Tahiti de Paul Gauguin, cette œuvre – vendue chez Bonhams pour $81,325 en 2020 – incarne la capacité de Bruce Onabrakpeya à mélanger des influences de l’art occidental dans les représentations de ses compatriotes et du paysage.
C’est dans ce contexte historique que plusieurs artistes de la diaspora reviennent au Nigeria depuis quelques années. Le peintre et sculpteur Victor Ehikhamenor est rentré des États-Unis en 2008. L’artiste visuelle et performeuse nigériane-américaine Wura-Natasha Ogunji s’est installée au Nigeria en 2011. L’artiste Bolatito Aderemi-Ibitola a décidé de rentrer des États-Unis dans son pays natal en 2014. Après quelques années difficiles pour se faire connaître à Lagos, sa persévérance a porté fruits. Bolatito Aderemi-Ibitola a remporté le prix Art X pour l’art contemporain à Art X Lagos en 2018. Ensuite, elle a effectué une résidence au Palais de Tokyo à Paris en 2020. Maintenant, elle appartient à la génération montante d’artistes qui est vitale pour le développement de la scène de Lagos.
Oroma Elewa, qui habite entre New York et Lagos, est encore un autre artiste qui se fait remarquer. Dans son exposition à la galerie In Situ – Fabienne Leclerc à Romainville au mois de mars, Oroma Elewa – lauréat du prix Tosetti Value Prize à la foire Artissima en 2022 – a exposé les photographies mises-en-scène des jeunes femmes noires accompagnées par les textes adressés à un certain « Tom ». Les oeuvres humoristiques, en noir et blanc, interrogent le regard masculin sur le corps féminin noir – encore une autre manière d’aborder des effets du colonialisme et du sexisme.