Les artistes sénégalais de l’École de Dakar s’imposent dans les salles de ventes
Les tableaux vibrants et colorés des modernistes sénégalais qui appartiennent à l’École de Dakar, mouvement artistique qui a fleuri au Sénégal après son indépendance en 1960, battent des records aux enchères.
Vin Noir (1964), œuvre saisissante de Papa Ibra Tall représentant une figure féminine caractérisée par des lignes sinueuses et entrecroisées, s’est vendue pour 168 825 $ chez Bonhams, à New York, en mai 2019, dépassant son estimation tournant autour de 40 000 $-60 000 $.
Papa Ibra Tall fut un personnage crucial de l’École de Dakar, parrainée par l’État et active de 1960 à 1974. Peintre et tapissier, il avait comme objectif la création d’un langage artistique qui « semble appartenir à l’Afrique et au Sénégal » et dont les particularités devaient dépasser l’universalité de l’art.
Vin Noir est son deuxième tableau à s’être vu adjugé pour une somme à six chiffres. En octobre 2018, The Warrior (1964) s’est vendu pour 118 750 £, soit dix fois plus que son estimation initiale qui allait de 8 000 £ à 12 000 £, lors de la vente aux enchères d’art africain moderne et contemporain de Sotheby’s, à Londres.
The Warrior est chargée d’un fort symbolisme. En effet, l’œuvre a été exposée lors de l’édition inaugurale du Festival mondial des arts nègres qui a eu lieu à Dakar, en 1966. Organisé par le premier président du Sénégal, le poète Léopold Sédar Senghor, cet événement novateur et multidisciplinaire a réuni des milliers d’artistes, musiciens, danseurs et écrivains d’Afrique et de la diaspora africaine. A cette occasion, Papa Ibra Tall a offert The Warrior à son ami Duke Ellington, le célèbre jazzman américain, qui a également participé au festival.
L’École de Dakar a vu le jour avec les encouragements et le soutien de Léopold Sédar Senghor. Un des fondateurs et ardent défenseur de la négritude – courant littéraire et politique qui a fait avancer la culture noire –, le poète-président militait pour le développement des arts, jugé fondamental pour le succès d’une nation.
« Après l’indépendance, Senghor a voulu créer un art nouveau pour une nation nouvelle », dit Babacar Mbaye Diop, directeur de l’Institut supérieur des arts et de la culture de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. « Après la décolonisation politique et économique, il a fallu décoloniser les arts. Les artistes regroupés autour de cette école exprimaient l’esprit d’indépendance du Sénégal à travers la représentation figurative et les références aux légendes et mythes africains. »
Papa Ibra Tall, ainsi que Pierre André Lods, ont contribué à faire évoluer la vision de Senghor et à encourager une jeune génération d’artistes à développer leur propre expression artistique. Bien que les styles individuels de l’École de Dakar diffèrent, beaucoup d’entre eux partageaient un sens aigu de vitalité. « Les éléments formels tels que les signes et les symboles, tout comme les formes cubiques, carrées et rectangulaires, sont abondants dans les œuvres produites par les artistes formés par Papa Ibra Tall et Pierre André Lods », explique Diop.
Iba N’Diaye est un autre élève de l’École de Dakar qui connaît une bonne côte, à titre posthume, aux enchères. Deux de ses tableaux, Portrait d’Anna (1962) et La Signare (2001), représentant des femmes sur fond bleu et rouge, ont chacun rapporté 40 320 £ chez Sotheby’s, à Londres, respectivement en mars et octobre 2021. Vendus à environ le double de leur estimation, ces deux portraits provenaient de la collection de Raoul Lehuard, féru d’arts premiers africains et fondateur de la revue Arts d’Afrique noire.
L’artiste Ibou Diouf se distingue également. Son tableau rouge, Marché aux tissus (1964), dépeignant un marché de tissus animé, a été adjugé 25 000 €, dépassant largement son estimation initiale allant de 5 000 € à 8 000 €, lors de la vente d’art africain moderne et contemporain qui eut lieu chez Sotheby’s, à Londres, en 2018. C’est un record pour l’artiste dont les tableaux lumineux et dynamiques, où s’entremêlent figuration et abstraction, sont régulièrement présents dans les ventes aux enchères depuis quelques années.
Dans les maisons de vente parisiennes Artcurial et Piasa, les œuvres d’artistes sénégalais de l’École de Dakar, tels que Amadou Bâ, Boubacar Coulibaly, Amadou Seck, Bocar Pathé Diong et Serigne Mbaye Camara, ont récemment atteint des prix à quatre chiffres.
« L’École de Dakar a été l’âge d’or de l’art contemporain sénégalais »
Estime Diop, faisant référence à la générosité de l’État qui soutenait alors les arts à l’époque. En effet, certaines œuvres d’artistes éminents ont été acquises par l’État et se trouvent aujourd’hui accrochées aux murs des bâtiments nationaux et des ambassades. Senghor a également donné l’impulsion à l’exposition itinérante « L’Art sénégalais aujourd’hui », qui a débuté au Grand Palais avant de voyager à travers l’Europe, comme à Vienne, Helsinki et Stockholm, au cours de la décennie suivante. L’importance historique de l’École de Dakar suscite actuellement un fort intérêt institutionnel.
L’exposition inaugurale du Grand Palais, à Paris, pour sa réouverture en 2024, sera « Dakar-Paris 1966 », succédant à la première exposition, « L’Art nègre », qui s’est tenue dans les galeries créées par l’ancien ministre des Affaires culturelles, André Malraux, et l’architecte Pierre Vivien. Le but de l’exposition sera non seulement de retracer l’histoire de la réception des objets d’art africain à Paris mais également d’explorer le concept de la négritude cher à Senghor et de souligner l’importance du festival de 1966.